Je suis un albatros hurleur.
Les amérindiens se donnaient des surnoms d'animaux parce qu'ils pensaient qu'il y avait toujours bien un animal pour représenter le caractère d'une personne. Comme par exemple, bison fougueux, aigle bondissant, serpent agile, rossignol songeur...
Si l'on appliquait cette délicieuse coutume dans notre société d'aujourd'hui complètement corrompue, il y aurait sans doute beaucoup de gros porc vicieux, truie putride, hyène sanguinaire, chacal mielleux, âne prétentieux, étourneau vorace et que sais-je encore.
Comme je ne considère pas être un membre intégré de cette civilisation, si je devais trouver un animal pour moi, je ne prendrais pas un de ces animaux stupides : je prendrais l'albatros. Pourquoi ?
Parce que....
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
qui suivent, indolents compagnons de voyage,
le navire glissant sur les gouffres amers.
À peine les ont-ils déposés sur les planches,
que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
comme des avirons traîner à côté d'eux.
Ce voyageur ailé, qu'il est gauche et veule !
Lui naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle gueule,
l'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !
Miteny est semblable au prince des nuées
qui hante la tempête et se rit de l'archer.
Exilé sur le sol au milieu des huées,
ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Vous aurez évidemment reconnu la fine plume de Baudelaire...
Outre rendre à Baudelaire ce qui est à Baudelaire, et même si je ne suis pas le mieux placé pour décider d'une telle chose, j'ai l'impression que l'imposture, que vous n'aurez manqué de remarquer, est légitime.
En effet, ne suis-je pas à l'aise dans les cieux de la métaphysique, dans l'abstraction ? J'arrive facilement à comprendre l'insuffisance du corps, à imaginer ce que l'on peut en déduire. Je suis plus à l'aise que les autres pour transcender et pour transcender ce que je transcende, bref pour planer dans les cieux... métaphysiques bien entendu.
Déjà ça, par rapport aux autres (comme marmotte stupide, poule décérébrée et chacal menteur) c'est une qualité énorme, mais qui me handicape quand même dans la vie de tous les jours, c'est à dire quand je suis sur le pont, pour reprendre la métaphore de l'auteur des Fleurs du mal.
Exilé sur le sol, je me retrouve au milieu des huées des imbéciles qui non seulement ne savent pas voler mais qui en plus rient bêtement quand on leur dit que les cieux existent.
Post-Scriptum :
Comment ne pas être impressionné par un animal comme l'albatros hurleur, le plus grand des albatros, faisant jusqu'à 3m45 d'envergure et capable de voler pendant des semaines au milieu des pires tempêtes de l'océan austral. Des tendons particuliers lui permettent de garder les ailes déployées sans faire le moindre effort. Le vent l'emmène alors sur des milliers, voire des dizaines de milliers de kilomètres en quelques semaines. Un albatros fait l'équivalent de plusieurs tours du monde dans sa vie.
L'albatros hurleur est spécialisé dans la vraie haute mer, là où l'océan fait plus de mille mètres de profondeur. Des narines spéciales lui permettent d'enlever le sel de l'eau de mer pour pouvoir s'en désaltérer. Quel oiseau génial !
Malheureusement, lui aussi, comme tant d'autres, est menacé de disparition par la pêche industrielle...
Mais jusqu'à quand ce saccage va durer !!